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Rom Landau

ENTRETIENS AVEC KRISHNAMURTI

Extrait du n° 36-37 de la revue La Tour de Feu (Printemps 1952).


KRISHNAMURTI m'en avait beaucoup dit, durant ces quelques heures passées sur la colline; je sentis, en rentrant, qu'il me fallait d'abord ruminer tout cela et qu'il serait plus sage de demeurer seul durant le reste de la journée.

Je lus les brochures que Krishnamurti m'avait données et qui contenaient ses entretiens récents d'Ojaï et d'Australie. Encore que j'y reconnusse beaucoup de ses idées fondamentales, je fus de nouveau frappé par les pages où il exprimait devant un auditoire Australien, la nécessité absolue d'éliminer le je, l'égo, pour atteindre la vérité. « Le bonheur ou la vérité, ou Dieu, ne peuvent être saisis par le truchement de l'égo. L'égo n'est, pour moi, que le résultat de ce qui nous entoure ». Je me demandais si le public pouvait comprendre cette pensée. N'enseigne-t-on point toujours que, pour faire quoique ce soit d'important dans la vie il faut d'abord développer son ego, sa personnalité? Ne serait-il pas plus sage de la part de Krishnamurti d'avancer pas-à-pas, de leur apprendre que l'éveil intérieur n'apparaît qu'après une lente et longue préparation?

Ce fut ma première question, le lendemain, en nous installant sous les pins qui dominaient l'océan. « Madame Besant m'a dit un jour », répondit Krishnamurti, « je ne suis qu'une infirmière qui aide ceux qui sont incapables de se mouvoir tout seuls et qui ont besoin de béquilles. Je considère que c'est là mon devoir. Vous, Krishnaji, avez à faire à ceux qui n'ont pas besoin de béquilles, qui marchent sur leurs deux pieds.

Continuez de leur parler, mais, je vous en prie, laissez-moi ceux qui ont besoin d'aide. Ne leur dites pas que toutes les béquilles sont nuisibles, car beaucoup d'entre eux ne peuvent vivre sans elles. S'il vous plaît, ne leur dites pas de refuser tout appui. »

« Et qu'avez-vous répondu? Je trouve la requête de Madame Besant très juste. »

« Je lui ai dit: Je ne puis absolument pas faire ce que vous me demandez. Je considère que toute méthode définie, tout avis même, est une béquille, par conséquent une entrave à la vérité. Je suis absolument obligé de nier toutes béquilles, même les vôtres. Ne me reprochez pas d'avoir été aussi cruel envers une femme de quatre-vingt ans pour qui je présentais semble-t-il, une grande importance et que j'ai toujours aimée et admirée. »

« Je comprends votre point de vue, Krishnaji, mais je mets en doute sa sagesse », répondis-je. « La majorité des êtres n'a ni indépendance, ni conscience de soi, c'est pourquoi ils ont besoin d'aide. Votre attitude pourrait être jugée cruelle. Votre devoir, si je vous comprends bien, est d'aider les gens, et le plus grand nombre possible. Cela n'implique-t-il pas que vous deviez tenir compte de l'écrasante majorité »? « Il m'est absolument impossible de faire des distinctions entre une majorité et une minorité, car il est faux de prétendre qu'il y a une vérité pour les masses et une autre pour les élus. Tous sont spirituellement égaux ».

« Mais Jésus-Christ lui-même fut obligé de discriminer. Son message s'adressa à une petite minorité avant de pénétrer dans le domaine public ».

« En est-il vraiment ainsi? Il donna son message à quiconque voulut l'accepter. Qu'il parlât devant douze ou douze mille personnes n'y change rien. Il parlait de choses universelles qui s'adressent au monde entier, quelle que soit la race, la classe religieuse, intellectuelle ou sociale. Il ne s'est jamais adressé à une minorité seulement. » « Mais ne pensez-vous pas qu'il serait plus sage de préparer lentement les êtres à une vérité qui suppose un si complet réajustement des valeurs? Bien peu de gens sont mûrs pour ce genre de révolution intérieure. »

« Ce sont ces quelques-uns qui importent. Ceux qui, authentiquement, cherchent la vérité, qui l'étudient sous tous ses angles, qui en font l'épreuve et s'ouvrent à elle, trouveront facile de vivre dans cet état constant d'éveil intérieur. Y préparer les êtres serait accepter un compromis. Et un compromis est un marché entre la vérité et le mensonge sous quelque forme que ce soit, ayant trouvé la vérité. Je ne suis pas un charlatan. Je ne me préoccupe que de vérité spirituelle ».

« Alors que doivent faire ceux qui ne peuvent traverser la vie sans béquilles? »

« Qu'ils continuent de s'en servir, mais je ne veux rien avoir à faire avec eux. Les gens qui ont besoin d'un sanatorium ne doivent pas venir à moi. »

Krishnamurti s'approcha et me prit la main, comme il faisait parfois quand il désespérait de me voir comprendre son point de vue, puis il dit: « Il faut que vous compreniez que ie ne puis parler qu'à ceux qui acceptent de se « révolutionner » eux-mêmes afin de trouver la vérité. Car on ne trouve pas la vérité en s'astreignant à une certaine diète émotive, ni par aucun système d'exercices mentaux. »

Je commençais à percevoir qu'aucun compromis n'était possible et que Krishnamurti ne pouvait offrir que la vérité, avec toutes ses conséquences révolutionnaires, ou pas de vérité du tout. Malgré cela je lui dis: « Je crois que vous avez raison; mais je me demande tout de même comment la vérité, telle que vous la concevez, peut être communiquée aux masses? »

La même expression de tristesse que j'avais déjà remarquée lorsque je l'avais interrogé sur ce point, envahit le visage de Krishnamurti. Il se mit à parler lentement, comme s'il pensait tout haut: « Moi aussi, je me demande souvent comment faire? Quand je parle aux Indes, plus de dix mille personnes viennent m'entendre. Des milliers en Amérique, en Europe, en Australie [1]. Je sais que la plupart ne viennent que par curiosité, ou pour s'amuser. Quelques-uns seulement essayent de trouver par moi ce qu'ils n'ont pas trouvé ailleurs. Combien d'entre eux repartiront plus heureux, plus riches?... Et cependant je sais qu'il me faut continuer. On ne peut aider les autres qu'en leur parlant, en discutant avec eux de la vérité. » Il s'arrêta un moment, puis se tournant vers moi: « Comme vous le savez, j'abhorre toute idée de propagande, toute cette futilité que suppose une organisation pseudo-spirituelle; mais il y a des heures où je me demande si je ne devrais pas former quelques disciples qui sauraient peut-être éclairer tous ceux qui ne veulent pas m'écouter, à cause de ma notoriété passée, de ma qualité de « messie ». Ceux-là écouteraient peut-être mes « élèves » qui n'ont pas de passé à combattre. J'avoue ma tristesse de ne pouvoir aider plus de monde ».

Nous nous levâmes, et Krishnamurti insista pour m'accompagner jusqu'à mi-chemin de mon hôtel. La mer s'étendait au bout de la route en pente et, d'un côté se trouvait un jardin plein de fleurs bleues, rouges et jaunes et de mimosas couverts de grappes d'or. Derrière le jardin, des collines s'élevaient vers le ciel. Malgré le plein soleil, une brume légère s'étendait sur la mer. Novembre approchait, mais la lumière, la chaleur et la végétation évoquaient le mois de Juillet. Au bas de la route, nous nous séparâmes et je continuai seul, le long de la côte, tandis que Krishnamurti remontait vers la colline. Au bout d'un moment je me retournai pour le regarder. Il marchait très lentement, la tête basse, les épaules courbées, elles semblaient plus étroites que jamais ces épaules. J'eus envie de courir après lui, de lui parler, mais je n'en fis rien.

Quel effet le message de Krishnamurti faisait-il sur ceux qui n'étaient pas préparés à le saisir et qui n'avaient aucune possibilité de causer librement avec lui? Je me demandais s'ils le trouvaient très ardu ce message, et même au-delà de leurs possibilités de comprendre. Le moment était venu pour moi d'apprendre quelles étaient les réactions des autres à ce sujet.

Carmel semblait particulièrement propice à une telle entreprise. Il y avait ici, non seulement les Américains moyens qui devaient réagir à la manière du public habituel, c'est-à-dire plus sensible que critique, mais aussi des êtres ayant le goût réel et les capacités voulues pour comprendre et juger. Carmel n'était pas ce qu'on appelle une « colonie ». Ce n'était pas le Capri des romanciers Anglais et des mystiques Russes. Ce n'était pas le Positanio sans défense où déferlèrent après la guerre les hordes de peintres Allemands et Américains. Ce n'était pas l'Ascona Helvétique où des rêveurs Germaniques adoraient des dieux nombreux et variés. Ce n'était même pas un de ces villages de pêcheurs Méditerranéens qui, découverts par un auteur Anglo-Américain à la mode, deviennent le soir un centre de frivolité mondaine internationale.

Planté au milieu des pins et des cèdres, Carmel était une de ces survivances vaguement baroques, du passé Espagnol de la Californie. Une vieille église s'élevait en dehors de la ville miniature et de sa grande rue, nommée Boulevard de l'Océan, avec son « Drugstore » où l'on trouvait de tout... sandwiches chauds, romans policiers et chewing-gum. Il y avait des magasins dans des maisons à un seul étage rappelant vaguement l'architecture coloniale. Il y avait même une galerie d'art dirigée par quelques dames qui ne craignaient pas de célébrer, à la fois, la musique et la peinture. Une fois par mois, la grande pièce était transformée en salle de concert avec une scène miniature et de nombreux rangs de petits fauteuils. Des musiciens du monde entier en quête d'un repos de quelques jours, s'arrêtaient dans leurs tournées, entre San-Francisco et Los-Angelès, pour donner un récital dans la salle toute blanche, décorée de tableaux modernes et remplis d'un nombreux et ardent auditoire. Les maisons d'habitation se trouvaient dans de petites rues avoisinantes, entourées de jardins où poussaient des hibiscus et d'énormes fuchsias. La construction avait, jusqu'ici, épargné les bois et les plaines qui entouraient la ville. Seule, une ou deux villas, élevées sur quelque promontoire romantique surplombaient la mer et jouissaient d'une vue illimitée de ciel et de côte rocheuse.

Beaucoup d'artistes et d'hommes de lettres habitaient Carmel, sans toutefois en falsifier l'atmosphère. Mais la présence de Krishnamurti semblait devoir créer une sorte de lien occulte qui, peu sensible encore, menaçait d'affecter l'ambiance de l'endroit. Ce n'était heureusement pas une colonie Krishnamurtienne, mais la seule présence de celui-ci semblait avoir polarisé l'intérêt de tous les habitants et de ceux des lieux avoisinants comme Montberey, Dal Monte et Pebble Beach. L'on m'assurait que dans les boutiques d'Océan Boulevard, il était beaucoup moins question de M. Roosevelt ou des derniers scandales de Hollywood, que de Krishnamurti.

Beaucoup de gens l'avaient personnellement approché; les uns sans doute, par curiosité pour sa gloire passée, d'autres, plus rares, par un besoin religieux mais presque tous, parmi les intellectuels, à cause du grand charme qui émanait de lui.

C'est parmi ces derniers que je rencontrai Robinson Jeffers, l'un des plus grands poètes Américains vivants. Encore qu'il ne s'intéressât pas aux « mouvements spirituels », ni aux instructeurs religieux, de sorte que le nom de Krishnamurti lui était inconnu, Robinson Jeffers, dès qu'il le vit, fût tellement séduit par sa personnalité que, très rapidement, les deux hommes devinrent amis. J'avais hâte de parler avec Jeffers de Krishnamurti et j'acceptai avec joie d'aller le voir, ainsi que sa charmante femme.

Ils habitaient, sur la côte même, une maison que le poète avait construite de ses propres mains avec les galets de la plage qu'il avait amoncelés, pierre par pierre et sans aucune aide, pendant cinq ou six ans. Il mit deux autres années à élever dans le jardin une tour pseudo-médiévale, également faite de galets. Un escalier en spirale, fort raide, menait au sommet de la tour, où se trouvait une petite pièce lambrissée avec des meubles confortables et une vue splendide sur la mer. Le bruit des vagues, le profil sombre des rochers faits de la même pierre grise que la tour et la maison, le vent et la fraîcheur saline de l'air, faisaient songer à la Cornouaille. Je passai l'après-midi dans la petite pièce de la tour, à parler avec mon hôte de Krishnamurti. Les bûches flambaient dans la cheminée et l'on se sentait très loin de la Californie. Robinson Jeffers était timide et réservé. Son silence persistant laissait supposer que le moindre mot pourrait détruire les images qui mûrissaient dans son âme de poète. Il portait des culottes kaki à jambières et, n'étaient ses yeux rêveurs et l'expression tendre de sa bouche, il aurait pu passer pour un fermier Anglais. Sa femme et ses amis m'avaient prévenu que je devrais assumer tous les frais de la conversation mais, une ou deux fois, je parvins à le faire parler. « A mon avis » dit-il de sa manière lente et hésitante, « il n'y a rien qui cloche dans le message de Krishnamurti — rien que je doive contredire ».

« Croyez-vous que ce message devienne jamais universel? »

« Pas immédiatement. La plupart des gens ne le trouvent pas assez intelligible ».

« Qu'est-ce qui vous a le plus frappé quand vous l'avez vu pour la première fois? »

« Sa personnalité. Ma femme dit souvent que lorsque Krishnamurti entre dans une pièce, la lumière y entre avec lui et je pense aussi qu'il est, lui-même, la plus convaincante illustration de son honnête message. Peu m'importe qu'il parle bien ou mal. Même sans mots, je subis son influence. L'autre jour, nous avons fait une longue promenade dans la colline et, comme je suis un piètre causeur, nous n'avons presque pas parlé. Pourtant, je me sentais heureux, après. C'est sa personne même qui diffuse ce bonheur et cette vérité dont il parle toujours ».

Robinson Jeffers ralluma sa pipe et se remit à contempler les flammes.

« Croyez-vous que le message de Krishnamurti soit mûr, qu'il ait trouvé sa forme définitive? »

« Il sera mûr, je crois, lorsque ses mots seront intelligibles pour tous. Actuellement, il y a en eux une certaine minceur. Ne le pensez-vous pas? »

« Je suis de votre avis. J'avoue qu'à certains moments je ne sais comment m'exprimer sur lui. Tout ce que j'écris me semble peu probant et donne de Krishnamurti une impression tout à fait fausse, le fait paraître vaniteux, satisfait de lui ou pédant. L'écriture rend ses arguments irritants et sa logique peu convainquante. Et cependant, les deux semblent si vrais dans la conversation. Il est à peu près impossible de le décrire, car tout dépend de sa personnalité plus que de ce qu'il dit ».

« Oui, il est en effet presque impossible de décrire certaines personnalités ».

« Je crois que cela vient de ce que les facultés intellectuelles de Krishnamurti ne sont pas aussi complètement développées que sa spiritualité. Intellectuellement, il manque de maturité. La majeure partie de sa vie s'est passée dans la nursery des Théosophes où l'on a étouffé la plupart de ses idées. Beaucoup de maîtres nous impressionnent par leur savoir, au lieu que chez Krishnamurti, c'est sa personne même qui nous inspire et nous émeut ».

« Je pense comme vous », dit Jeffers de sa voix lente et calme. « D'autre devront trouver le langage voulu, pour exprimer son message. Après tout, ce ne sera pas la première fois que les disciples d'un maître devront construire le pont qui fasse parvenir aux masses un nouvel évangile ».

Je rencontrai plusieurs personnes, tant à Carmel, qu'en d'autres lieux de l'Amérique, qui m'exprimèrent des opinions semblables. Quelques habitants de Carmel m'avouèrent être incapables de saisir la valeur ni l'utilité pratique de son message; mais tous admettaient qu'il leur donnaient une impression de bonheur et de calme qu'ils n'avaient jamais ressentie jusque là.

Le dimanche après-midi, tout le monde pouvait prendre part à la discussion générale qui avait lieu dans la grande salle de l'hôtel où demeurait Krishnamurti.

J'étais plus amusé que convaincu par ces discussions où le public posait des questions purement personnelles, souvent déplacées ou inspirées par la seule curiosité intellectuelle. Je dis à Krishnamurti ce que j'en pensais, mais il était d'avis qu'il pourrait mieux aider les êtres à trouver leur vérité s'ils développaient ensemble les réponses. Parfois vingt, parfois deux cents personnes assistaient à ces discussions du dimanche, qui créaient un noyau Californien pour l'enseignement de Krishnamurti.

C'était sa personnalité qui, par dessus tout, impressionnait les gens. On se sentait en présence d'un homme qui vivait ses idées plus encore qu'il ne les prêchait. On me raconta que, lors de son arrivée en Amérique, Krishnamurti n'avait obtenu qu'un visa provisoire. Toutefois il lui fût suggéré que si son passeport mentionnait qu'il venait comme « Instructeur », des conditions plus favorables lui seraient consenties. Ses amis le poussèrent à le faire pour se faciliter la vie, mais Krishnamurti s'y refusa. Toute reconnaissance officielle de son rôle aurait pu produire des erreurs d'interprétation, de l'ordre de celles qu'il avait jetées par-dessus bord, lors de la dissolution de toute son organisation. La décision de Krishnamurti peut sembler pédantesque, mais c'était le seul parti qui s'accordât avec son attitude personnelle envers la vérité.

Au bout d'une semaine passée avec Krishnamurti, je me sentis fondé à formuler mon opinion sur son enseignement. Quels étaient les principaux points de son message? La vérité ne peut être que le résultat d'une illumination intérieure, et celle-ci ne peut être ressentie que par celui qui prend pleinement conscience des différents aspects de la vie. Nous trouvons la vérité grâce à l'éveil intérieur constant de nos pensées, de nos sentiments, de nos actions. Seul cet état peut nous libérer automatiquement de nos erreurs et résoudre nos problèmes sans que nous nous efforcions d'en trouver la solution.

La vie devient une réalité par une identification pleine d'amour avec chacun de ses instants et non par l'assouvissement habituel et tout machinal de nos désirs. Aucun sacrifice d'ordre ascétique ou similaire, n'est nécessaire, car tout ce qui nous limitait est automatiquement détruit par cette plénitude de vie.

Il n'était pas difficile de constater la ressemblance du message de Krishnamurti avec celui du Christ, du Bouddha, ou de tout instructeur religieux authentique. Tout ce qu'il demandait aux êtres, était de prendre conscience de leur vie personnelle intérieure. Cela seul, à travers l'amour et la réflexion, nous ouvre les portes de la vérité. Dans une telle vie, aucun de nos défauts — envie, jalousie, haine et désir de possession — ne peuvent exister.

Quant à savoir jusqu'à quel point le langage de Krishnamurti pouvait être compris, cela me semblait être la chose capitale, et je décidai de lui en parler encore une fois. C'était l'un de mes derniers jours à Carmel, et je me promenais avec Krishnamurti.

« J'ai causé avec toutes sortes de gens qui vous connaissent », lui dis-je, « et j'ai essayé de découvrir si votre enseignement est aussi convainquant pour eux, qu'il l'est pour moi. Beaucoup le trouvent extrêmement difficile, et cela m'attriste de penser qu'on ait tant de peine à comprendre ce qui m'apparaît comme la vérité la plus simple. Je me demande pourquoi Dieu s'est complu à le rendre si compliqué! »

Je soupirai, mais Krishnamurti se contenta de sourire.

« Ce n'est pas Dieu, mais nous seuls. Cela paraît compliqué à cause de notre pouvoir de libre arbitre ».

« Libre arbitre? » interrompis-je, surpris.

« N'est-ce pas notre libre arbitre seul, qui crée les conflits dans notre vie — et les conflits détériorent tout. C'est à cause du libre arbitre que nous nous créons des handicaps et des complications dont nous devons ensuite nous débarrrasser si nous voulons trouver la vérité ».

« Nous devons donc, selon vous, perdre tout espoir, du seul fait qu'on a mis en nous la faculté de choisir? Vaudrait-il mieux ressembler aux animaux qui se contentent de suivre leur fatalité sans savoir ce que signifie le choix? »

« Pas du tout. Seul le cerveau sans intelligence exerce un choix dans la vie. Quand je dis intelligence, je l'entends dans son sens le plus large, j'entends cette profonde intelligence intérieure de l'esprit, de la sensibilité et de la volonté. Un homme véritablement intelligent ne peut pas avoir le choix, car son cerveau voit forcément la vérité et, par conséquent, prend forcément le chemin qui y conduit.

Un cerveau intelligent agit et réagit naturellement et au maximum de sa capacité. Il s'identifie spontanément avec ce qui est juste. Il lui est absolument impossible de choisir. Seul le cerveau médiocre a son libre arbitre ».

C'était là une définition assez inattendue du libre arbitre. « Je n'ai jamais entendu exprimer une idée pareille », lui dis-je. Mais cela me paraît assez convainquant ».

« C'est ainsi, et ne peut pas être autrement ». J'avais déjà remarqué à diverses reprises, qu'il ne semblait jamais se rendre compte de la nouveauté de certaines de ses déclarations ni du résultat inattendu d'une conversation. Il ne discutait jamais pour discuter, ni pour me faire plaisir, mais afin de clarifier pour nous deux le problème dont il était question. Je compris alors pourquoi on lui reprochait son caractère évasif. Seule prend un sens la vérité que l'on trouve, à la fois par l'effort personnel et la collaboration.

Krishnamurti s'interrompit brusquement. Je poursuivis:

« Beaucoup de choses me sont devenues plus claires depuis nos entretiens journaliers. Je voulais vous dire, l'autre jour, qu'après une de nos premières causeries, j'avais éprouvé d'une manière particulièrement vive, cette conscience intérieure de la vie. Je rentrais par la plage et la beauté du ciel, de la mer et des arbres qui m'entouraient, me frappa à tel point que j'en éprouvai une sensation de joie presque physique. Toute séparation entre moi et les choses qui m'entouraient cessa d'exister et j'étais pleinement conscient de cette merveilleuse unité. Quand j'arrivai, que je rejoignis les autres dans la salle-à-manger, j'avais l'impression qu'il me fallait dissimuler mon état derrière un paravent, et sortir de moi-même. Mais, encore que je fusse assis au milieu des gens et que je parlasse d'un tas de choses, cette conscience intérieure d'être uni à tout ne me quitta pas une seconde ».

« Comment êtes-vous arrivé à cet état d'union avec toutes choses? »

« On m'a déjà souvent demandé cela, et j'ai toujours l'impression que les gens s'attendent à quelque récit dramatique d'un miracle, grâce auquel j'aurais brusquement fait corps avec l'univers. Bien sûr, rien de pareil ne s'est produit. Cette conscience intérieure existait depuis toujours, mais il me fallut du temps pour m'en apercevoir de plus en plus clairement, et aussi, pour trouver les mots qui l'exprimassent. Ce ne fut pas un éclair fulgurant, mais une lente, encore que constante clarification d'un état latent. Cela ne grandit pas, ainsi qu'on le croit souvent. Rien de ce qui a une importance spirituelle ne peut grandir. Il faut que cela existe en nous dans sa plénitude absolue, mais ce qui arrive, est que nous en devenons de plus en plus conscients. C'est seulement notre réaction intellectuelle qui a besoin de temps pour devenir plus claire, plus définie ».

Je devais quitter Carmel le lendemain et, en arrivant à notre lieu favori, sur la colline, je savais que c'était là notre dernier entretien.

Les adieux amènent souvent à mes lèvres des mots que j'aurais quelque honte à prononcer en d'autres circonstances. Mais la présence de Krishnamurti éveilla mon émotion sans que je me sentisse ridicule. « Krishnaji », m'écriai-je, en prenant ses mains entre les miennes. « Ma visite tire à sa fin. Je vous suis reconnaissant de ces jours merveilleux. Mais il faut que je vous parle encore une fois d'un sujet dont nous avons maintes fois discuté. »

« Qu'est-ce que c'est? Ne soyez pas intimidé. Allez-y ».

« J'admets selon votre point de vue, que votre mission n'est pas d'agir à la façon d'un médecin et de prescrire au monde des pilules spirituelles. Mais encore une fois, comment espérez-vous aider les autres? Je sais, vous voulez les voir vivre leur vie assez pleinement pour qu'ils deviennent véridiques assez véridiques pour renoncer à l'égoïsme, à la jalousie et au lucre. Mais une telle révolution intérieure nécessite une force que bien peu possèdent. Vous-même avez accompli tout cela et vous êtes sur un sommet où vous vivez dans un état d'union perpétuelle qui équivaut à l'extase. Mais vous oubliez que nous autres, des millions d'êtres, vivons dans les plaines, aux pieds des sommets. Peu d'entre nous pourraient supporter une vie d'extase continue. Cet état d'éveil permanent, essentiel, les détruirait; moi-même je le vois comme un but à atteindre. Je sais que telle est la seule vie qui vaille d'être vécue, mais je ne crois pas que nous soyons assez mûrs pour la réaliser ».

« Krishnamurti s'approche tout près de moi — comme il faisait souvent — plonge son regard dans le mien, — et dit de sa voix mélodieuse: « Vous avez raison. Ils vivent dans les plaines et moi, comme vous le dites, sur les sommets. Mais j'espère que, de plus en plus, les êtres sauront supporter l'air des sommets. Un homme infiniment plus grand que nous tous, fut obligé de suivre sa voie qui menait au Golgotha. Peu importait que ses disciples pussent ou non le suivre. Peu importait que son message fut accepté sur le champ, ou dût attendre pendant des siècles. Comment pouvez-vous croire que je m'inquiète de ce qui doit être fait, ni de la manière de le faire? Si vous avez une seule fois goûté l'air des sommets, vous ne pouvez redescendre dans la plaine. Vous pouvez seulement essayer de faire respirer aux autres la pureté de cet air et les faire jouir de cette espérance de s'identifier avec ce qui fait la beauté de la vie.

Cette fois, il n'y avait dans la voix de Krishnamurti nulle ombre de tristesse. Ses yeux rayonnaient cette lumière faite d'amour, de compassion, de sympathie et qui, si souvent, m'avait ému.

Il n'y avait pas en lui la moindre trace de découragement, lorsque nous nous levâmes pour retourner chez lui. Le soleil se couchait et des rubans de nuages verts et roses striaient l'étendue du ciel. La nuit vient vite dans ces régions et dans peu d'instants la lumière aurait disparu.

Nous nous serrâmes la main et je redescendis vers la plage comme je l'avais fait chaque soir depuis mon arrivée à Carmel. Il était naturel qu'en ce dernier jour, la vie de Krishnamurti se déployât toute entière devant moi. En est-il une autre, dans les temps modernes, qui lui soit comparable? Bien des Maîtres, des Yogis et des Lamas, ont été adorés de leurs disciples. Mais aucun d'entre eux n'avait été arraché à son existence naturelle et désigné pour être l'Oint du Seigneur. Aucun n'avait été reconnu par l'Orient et l'Occident — le plus ancien et le plus récent des continents — par les Chrétiens, les Hindous, les Juifs et l'Islam, par les croyants et les agnostiques. Ni Ramakrishna ni Vivekananda n'avaient été élevés en vue d'un destin messianique. Ni Gandhi, ni Mrs Baker Eddy, ni Steiner ni Mme Blavatsky n'avaient connu un aussi étrange destin. Dans aucune tradition occidentale ni orientale, nous ne trouvons l'histoire d'un « saint » qui, après 25 ans de préparation à une vie divine, décide de devenir un être humain ordinaire, et répudie non seulement ses biens terrestres, mais aussi tous ses titres religieux.

Il faisait tout à fait nuit et les premières étoiles apparaissaient. L'attention n'était plus distraite par les lumières, les couleurs et les formes du jour.

Toute la trame du mystérieux et extraordinaire destin de Krishnamurti, me devenait plus claire, et je commençai de comprendre ce qu'il voulait dire en parlant de cette vie de rêve qu'il avait menée jusqu'à ces dernières années, durant lesquelles il avait été à peine conscient de l'existence extérieure qui l'entourait. N'était-ce point là les années de préparation? Les années durant lesquelles l'homme Krishnamurti avait essayé de se trouver, de remplacer ce moi antérieur, au travers duquel Madame Besant et M. Charles Leadbeater, la théosophie jointe à une étrange crédulité, avaient tenté d'agir pendant 25 ans.

Certes, l'aventure de Krishnamurti était souveraine. L'Instructeur qui renonce à son trône au moment même de son éveil, au moment où le dieu qui est en lui doit faire place à l'homme. Au moment où l'homme commence à découvrir Dieu en lui-même.

Et ces années même, pendant lesquelles son esprit s'attardait aux rêves, n'étaient-elles point déjà remplies d'une vérité qui est encore trop mystérieuse pour être comprise par nous?

Rom LANDAU.  


Extraits du livre « Dieu est mon aventure » à paraître aux éditions de l'Arche (traduction de Thérèse Aubray). Que l’éditeur veuille bien trouver ici nos remerciements.


L'élève écoute le maître avec docilité. Il reçoit de lui des leçons et il l’aime. Il fait des progrès. Mais si un jour il voit que ce maître est Dieu, il le bafoue et ne sait plus rien.

—Maurice Blanchot.  


Notes et références

  1. Dans l'été de 1935. je reçus une lettre de KRISHNAMURTI de Rio-de-Janeiro où il disait: « J'ai fait ici deux causeries dans un stade de football, aucun théâtre n'étant assez grand pour contenir la foule. Chaque fois vingt mille personnes assistaient à la réunion. »


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