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Jérôme de Weltheim

LAWRENCE, KRISHNAMURTI, DAVIS

Extrait du n° 36-37 de la revue La Tour de Feu (Printemps 1952).


D'AUTRES que moi ont déjà ressenti peut-être la parenté qui unit ces trois hommes. D'autres que moi ont déjà dit peut-être ce qu'il y a, dans ce rapprochement audacieux, d'exaltant et d'extraordinaire. Mais les parallèles sont toujours impurs et toujours fastidieux. Toujours ils veulent prouver quelque chose. De semblables tentatives nous paraîtraient plus honnêtes si elles commençaient par la conclusion. Car il est irritant de voir l'assertion s'habiller de raisonnements et quêter des approbations.

Pour nous, il ne s'agit pas de compiler les traits de ressemblance entre trois individus parfaitement inégaux, pour leur donner une manière d'identité commune synthétiquement obtenue: mais de rechercher quelle est cette étrange vérité que tous trois tentèrent de manifester, que Krishnamurti ne cesse de déverser aux auditoires et aux lecteurs de ses conférences imprimées.

Que Lawrence soit mort en 1930, et que Davis, après une messianique apparition en France ait regagné, peut-être pour toujours, son pays — qu'est-ce que cela fait?

Pour éviter des confusions possibles, disons d'abord: oui, Lawrence est bien le David-Herbert Lawrence anglais qui écrivit entre autres L'Amant de Lady Chatterley et l'Homme qui était mort: oui, Davis est bien le Garry Davis qui campa sur les marches de l'O. N. U., qui connut les humiliations de la loi française, suscita le mouvement des citoyens du monde mais succomba, malgré un soulèvement sympathique en faveur de son idée, à l'erreur d'une organisation de son élan. C'est cet élan qui aurait dû durer (et certes il dure encore en quelques-uns). Aucune organisation ne pouvait le perpétuer. Même il vaut mieux qu'il soit rentré en sommeil et remis en veilleuse. Car la vraie continuité est strictement intermittente. Ceux qui pensent que Davis n'est plus qu'un petit bourgeois américain, qu'ils ignorent donc Lawrence et qu'ils n'approchent pas de Krishnamurti. L'histoire de Davis est aussi simple que courte: c'est celle d'une bête qui se montre mais qui voyant que sa fourrure seule est convoitée pour vêtir d'hermines les peseurs et les autorités, rentre au gîte en toute hâte et disparaît à jamais.

Celui qui ne croit pas à la simplicité, qui n'aime pas ce qui est facile et immédiat, qui ne sent ni le présent, ni l'appel de la beauté: celui qui patouille dans l'espoir, la recherche, le mérite, les mots, l'humanité, la pensée — ne comprendra jamais rien à Krishnamurti, ni à Lawrence, ou même à Davis.

Comprendre est un mot qui a plusieurs couches de significations. Entre autres: prendre ensemble et soutenir par-dessous, en supportant. C'est pourquoi tant de stupides et délétères mensonges sont-ils si forts contre la vérité: nous leur offrons notre appui intime et profond, et à la vérité pas. Nous percevons mentalement la vérité, nous la disons parfois, mais n'osons l'appuyer. Des millions d'hommes ont l'intuition de la vérité! Combien lui offrent un appui vital? Peu savent qu'il est un prix à payer, et de ceux qui le savent, peu consentent. Comment ne pas s'en étonner si l'on devine que ce prix n'est pas d'effort, de sacrifice, de volonté, de recherche ou de renoncement, mais son contraire? Oui, il est de reconnaissance, de croissance, de fructification et de contre-folie, mais c'est ici précisément que nous arrivons à ce drame: la crainte d'agir, de penser et de ressentir par nous-mêmes, de vivre maintenant et dans notre propre vie. Et plus grand est le désir que nous en avons, plus amère, cruelle et manquée nous paraît l'existence. Car enfin, on ne peut pas se désirer soi-même…

Je suis désolé de le dire: ni ceux qui pensent selon ce monde (et selon les innombrables quelque chose de cet humain monde), ni ceux qui pensent contre ce monde, ni ceux qui pensent, tout court, ne peuvent percevoir la vérité. L'action est toujours une bravade, la vérité toujours un danger, la réponse utile et réellement secourable vient toujours d'ailleurs. Le vital désir de comprendre est noble en soi, mais que toute formulation et toute imagination soient d'abord dépassées! Le pas à faire nécessite la fin de toute poursuite, l'abandon de tout détour, le lâchage de tout but: ce n'est pas lui qui demande quelque chose ou pose des conditions. Nos problèmes, les grands et les moindres, nous encombrent: c'est qu'ils occupent en nous la place de leur solution et de la vérité.

La conclusion de ce que j'avance, je ne la connais pas: je n'ai rien prémédité. Je pense seulement que ceux qui ont aimé Lawrence, sont bien proches de Krishnamurti. Que ceux qui ont été, si peu que ce soit, ébranlés par Krishnamurti sont plus à même de mesurer Garry Davis, de perpétuer au sein de leur existence, dans leurs actes, à l'égard de leur entourage, la profonde intuition de Davis. Vice-versa, et quelque combinaison que l'on crée, les réciproques sont vraies. Je le constate intimement, directement, sans jeter l'anathème sur ceux qui ne seraient pas automatiquemnt de mon avis.

Lawrence écrivait, Krishnamurti parle, Davis a agi, bien solitaire, avec le seul souffle de la vérité qu'il représentait alors. A nous, il nous reste de ressentir, avec une justesse égale. Une manière de sentir avec exactitude n'est pas un exploit inférieur à ce que d'autres agitent urbi et orbi, impriment dans les livres, ou formulent à haute voix devant un auditoire. Car l'acte adéquat, la parole juste, le sentiment viable, ont leur source dans une pensée accordée, une perception correcte, et une sensation loyale.

C'est ce monde, et non ce qui le menace, qui est le chaos dont nous pâtissons. Oui, un sursaut de colère, ici ou là, peut nous faire remonter la pente un instant. Pourtant le pas à faire, le seuil à passer, cette colère ne nous le fait pas franchir.

Il existe en pays de Bade, dans la Forêt Noire, un roc qu'on appelle le Hirschsprunk. Là, dit-on, un cerf, un jour, poursuivi par une meute, a préféré sauter dans l'abîme, plutôt que d'être rejoint par les poursuiveurs. C'est pourquoi je parle d'un Mansptunk, ou Saut de l'homme. C'est le PAS et le PRIX dont je parlais.

Quand la solution proposée n'offre pas de choix, quand l'enseignement d'un seul homme choque en nous une juste résistance à tout embrigadement, notre méfiante pureté peut commettre des erreurs encore. Beaucoup ont trouvé la liberté par eux-mêmes et n'ont, en principe, besoin de personne. Ils respirent un air suffisant et se désintéressent des attentions qu'on leur disait nécessaires. Posséder la vraie liberté, ne serait-ce que par instants, est d'une grande poésie: ne pas veiller à son renouvellement, à son rajustement perpétuel, est une infériorité et une décadence. A telle enseigne que la plupart proclament encore comme une valeur ce qui n'est plus qu'outrageante pestilence.

J'aime Krishnamurti. Pourtant s'il est unique, je dis qu'il n'est qu'un monstre, aussi loin de nous que l'était des grenouilles le soliveau de la fable. Il ne reste plus qu'à le montrer dans les cirques, l'aduler dans les livres et se vanter de le comprendre comme personne. C'est pourquoi je dis que la vérité de Krishnamurti fut incarnée, entre autres, et par Lawrence, et par Davis. Et ceci est vrai. Ceci est mystérieux, mais réel. Et ceci nous montre que nous pouvons nous reforcir de cette même vérité. Krishnamurti est unique et ne l'est pas: la vérité de toutes choses est touchable et prenable. Elle est à la portée de tout être pur. C'est une étrange découverte qu'il faut s'efforcer d'admettre, doucement, pour la justice du monde et le mystère de la présence d'hommes sur cette motte.

Entendons bien ce qu'est — pour nous, un être pur. Les saints, les non-nés, les morts, sont-ils nécessairement purs? Un criminel est-il impur? Un philanthrope sacrifiant sa fortune, son temps, sa santé à l'aide effective de son prochain, est-il nécessairement pur? Un raisonnement mathématique correct est-il pur? L'homme qui ne commet aucun péché est-il pur? La victime, l'homme pauvre, l'écrasé social, le raté existentiel sont-ils impurs? Le riche, l'homme qui jouit, est-il impur? Einstein est-il pur? Staline est-il impur? Il est aussi important de mettre en doute tout cela que d'être pur soi-même, de percevoir la pureté.

Car la pureté n'est autre chose, tant que nous sommes en vie, que de répondre ardemment, avec toutes les implications de notre âme, sans crainte ni avidité, aux provocations perverses comme aux sollicitations les plus humbles de l'existence. A cette lumière seule, je crois, il n'y a plus de différence entre l'objecteur qu'on flanque en forteresse parce qu'il ne veut pas être soldat et le conscrit ravi de l'être pour simplement partager le sort commun et faire comme tout le monde. Chacun de ces deux hommes agit selon son tempérament propre. En aucun d'eux il n'y a de lâcheté, de diminution, de morcellement de la conscience. Mais en tous deux il peut y avoir de l'impureté, de l'impacifisme et de la peur. Car ni actes, ni qualités ne nous rendent purs ou impurs. La pureté peut-être calme ou tumultueuse, souffreteuse ou souriante, difficultueuse ou facile, opaque ou limpide. Elle peut emprunter au bien ou au mal, ou n'emprunter rien à rien de supposé, à rien de connu. Mais évidemment, il importe d'être purs, et c'est cette petite chose que, seule, nous savons.

C'est à ce titre que Lawrence, Krishnamurti, Davis nous apparaissent dans un très ordinaire et admissible rayonnement fraternel. Non qu'il n'y ait rien de choquant, ou de pervers, ou de grossier dans ce rapprochement — (c'en est peut-être l'intention puisqu'il s'agit avant tout de briser un esthétisme commode et toute cette sécurité là!) Pourtant, combien de postulats ardents tombés de la bouche ou de la plume de l'un ou de l'autre — pourraient être attribués indifféremment dans leurs conclusions profondes, à l'un de ces hommes? Je ne jouerai pas à ce jeu. J'ai dit que la présente contribution ne serait pas un parallèle comparatif et ne ferai aucune citation. Elles grouillent pourtant dans ma tête. Mais mon but est différent et nous y arrivons.

L'un des hommes les plus dignes d'écrire sur Krishnamurti, est en droit ici, j'en conviens, de me déclarer forfait. J'entends sa voix passionnée, disputeuse: ce que vous dites n'est qu'une projection de vous-même! Vous ne savez pas qui est Krishnamurti, je ne sais pas qui il est, je sais qui il est! « La valeur fondamentale que propose Krishnamurti est si neuve, que la comparer à des valeurs connues serait la nier » [1]. Je ne vous ferai pas l'injure, vénérable ami, de penser que vous me reprocheriez un seul instant de le comparer à des valeurs connues. Je n'ai pas bondi quand vous avez évoqué, pour les mettre sous les pieds de Krishnaji, les noms de Mahomet, Bouddha et Jésus. Je ne crois pas, en effet, qu'ils soient des valeurs connues. Lawrence et Davis ne sont pas non plus des valeurs connues… Combien j'aimerais que nous fussions fièrement et amicalement d'accord. Mais ne parlons plus, entre quatre murs, de Krishnamurti, l'homme et le cher dieu que nous aimons (et bien sûr qu'il est dieu, pourquoi tant de mystères à ce sujet? il est dieu et divin comme tout être qui puise et rayonne la vérité par lui-même sans se référer à rien et personne d'autre). Parlons-en dans les conflits toujours renaissants de notre âme, dans les difficultés et les chagrins inévitables, dans la malédiction de notre singularité individuelle. Dans la joie rappelons-nous ses anathèmes prométhéens: dans la plus sotte affliction, dans le dissentiment affectif, dans le manque d'argent, dans la justice et l'injustice qui peuvent toutes deux nous frapper, faisons du Krishnamurti-stop, du Lawrence-stop, du Davis-stop, du soi-même-stop et du rien-du-tout-stop. Car la compréhension est la fin de toute limitation, de tout croupissement, de tout idéal de secours, de toute croix-rouge organisée, de toute assistance conditionnée: c'est un voyage et la fin de tous les voyages.

Il n'en faut pas moins rester éperonné par ce scrupule de Suarès: projection de soi-même, assertivité, arrangement. Elles ont failli étouffer (et en tous cas elles ont rendu à peu près nuls leurs enseignements) Lawrence et Davis. Nos intimations les plus secrètes ont beau nous venir de l'indicible, rien n'est plus suspect que le désir de connaître ou de répandre car il implique une arrière-pensée d'utilisation, d'enrichissement, de récompense, d'acquisition et d'avidité: il comporte aussi une prétention tout à fait douteuse qu'il ne nous appartient pas toujours d'éviter.

Pourtant mon intention me paraît simple et pratique. J'ai voulu dire: Lawrence vous a ébranlé? Vous êtes donc ouvert à Krishnamurti. Krishnamurti vous a séduit? Rincez-le dans Lawrence. Vous avez senti vérité et générosité en Davis? Eclairez-le mieux encore au soleil Krishnamurtien. sortez tout cela au grand air de Krishnamurti et Lawrence, chauffez-le à leur feu. Par l'un quelconque des trois, vous arrivez fatalement aux deux autres. Je ne crois pas que les livres soient des paperasses brochées, intitulées, mentalisées. Les livres ne m'ont jamais fait dévier du chemin des arbres, des pierres, des hommes, des femmes, de tout ce qui est doux ou rude, impraticable ou praticable dans la vie. Ils ne m'ont jamais privé de ma faculté de ne pas penser. Les arbres, les pierres, les hommes, les femmes, les faits et leur innocence heureuse ou malheureuse ne m'ont jamais défendu d'écrire, de publier, de lire et de me relire moi-même.

Au reste, les retentissements historiques, philosophiques, psychologiques, sociologiques de Lawrence, Krishnamurti et Davis sont bien loin de leur véritable importance, et n'ont rien de commun avec leur bienfait réel. Ce qui est précieux de leur épopée c'est (et c'est essentiellement le trait qui les unit) le point d'appui qu'ils représentent en eux-mêmes et la désignation de ce même point d'appui en chacun de nous. Ce point d'appui tout archimédien, symbole aussi de la Borne (dieu Terme des anciens) trouve chez Davis l'actuation soudaine du réel, l'illumination du possible: chez Lawrence une bifurcation radicale qui le fait s'insurger contre les univers mentaux, accuser les mondes d'idées et montrer leur néant, leur grossièreté aussi: chez Krishnamurti, l'arrêt de la pensée, la fécondité du Rien, le miracle de l'inversité, l'indivision de l'Homme.

Chez Davis, le grand élan naïf qui fit tant rire les journalistes et accourir des écrivains condescendants comme de « grands frères » protecteurs, était parfaitement créé d'amour. Et quand Lawrence, au grand scandale de tous mit l'accent majeur sur l'amour, allant même jusqu'à parler, dans l'incompréhension générale, d'une « régénération de l'Angleterre par la sexualité » il ne signifiait pas un autre amour (et nulle autre copie conforme ou inconforme) que celui dont Krishnamurti ne cesse de nous dire qu'avec la vérité, il est l'unique chemin de la Paix.

Et, bien sûr! cela nous paraît vraisemblable à tous que l'amour sauvera le monde, la paix, la guerre, ce qu'on voudra: qu'il est, cet amour, la grande solution unique! Et nous restons, bons spectateurs, bon public, et nous attendons, n'est-ce pas? Nous sommes si habitués à l'entendre prêcher dans nos églises!

Or, l'amour n'est pas un prêchi-prêcha ecclésiastique : il n'est pas une nouvelle technique dont on puisse se servir pour sauver le monde: il n'est pas un moyen, il n'est pas une fin, il n'est pas la perche secourable à quoi pourrait s'agripper le noyé. Il n'est pas le refuge où se cloître le lépreux, il n'est pas l'asile du pourchassé. Vous voulez une définition? Voici: il renaît dans sa mort et doute dans sa vie.

Il n'y a pas d'amour au monde. Il vient et s'en va. Il soulève les âmes et il les laisse face à elles-mêmes, dans un miroir délicieux ou horrible, mélancolique ou prodigieux. Ce n'est pas l'esprit qui est l'amour. L'esprit n'est jamais chaste, jamais innocent, essentiel, élémentiel, primal. Il est tranquille ou obsédé de fornication (pas seulement dans le domaine sexuel ou spirituel): il est ailé de salubrité ou rampant dans une insatisfaction désastreuse. Nous ne pouvons connaître l'amour, il est la suspension de tout: nous ne pouvons prévoir ses fleurs, ses fruits, ses graines. L'amour est stérile avec beauté ou fécond avec animalité. Il n'y a rien à préférer. Faire pour faire, c'est ce que l'on peut. Mais faire ou défaire n'est pas un objectif suffisant. Ce que l'on est, on l'est — et là est la libération, par la compréhension, l'inconditionnation, la libre perfectibilité. Il n'y a pas à courir, il n'y a pas à se déplacer, il n'y a pas de saintes étoiles à refléter quelque part. Rien n'est plus contraire à l'amour que le désir et la recherche d'amour. Mieux vaut percevoir de l'horreur dans la beauté et de la grâce dans l'abjection. Il n'y a pas que l'amour. Ne frappez pas à la porte de ce mot vide. Il y a la vie. Mais même de la vie nous pouvons faire un mot détestable, antipathique, dégoûtant.

L'amour est le seul accident essentiel qui puisse nous surprendre. On ne peut le mériter, on ne peut en démériter. Il ne faut ni l'inclure, ni l'exclure. Il ne faut pas l'attendre, il ne faut pas le prier.

D'autres diront mieux que moi que l'amour ni la vérité ne sont une sensation, ni une passion, ni une idée si « élevée » qu'elle puisse être, ni une arme de combat, ni une connaissance, ni une puissance, ni une évasion, ni un remède d'aucune sorte.

A moi il m'a paru nécessaire d'évoquer cette âme sans conclure autrement quant à Lawrence, Krishnamurti et Davis.

Jérôme de WELTHEIM.

Rien n'est permis — d'où la liberté.

—Charles Rafel.


Notes et références

  1. Krishnamurti et l'Unité Humaine, par Carlo Suarès. (Cercle du Livre, 1951).



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