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Geneviève Murriaux

DE RILKE À KRISHNAMURTI

Extrait du n° 36-37 de la revue La Tour de Feu (Printemps 1952).


QU'EST-CE donc, me suis-je longtemps demandé, qu'est-ce donc qui fait des Lettres à un Jeune Poète un livre essentiellement unique, inoubliable? Après ces lettres je découvris un à un les autres écrits rilkéens. Et chaque fois je ne manquais pas de m'étonner de la même manière et de me poser à nouveau la question.

Je n'avais encore rien lu de semblable: mais définir en quoi cette oeuvre se différenciait de toutes les autres m'était encore impossible. Un trait pourtant m'apparaissait évident: Rilke était le seul dont on ne pût dire « je l'ai lu, je le connais » si cette connaissance ne s'était pas aussitôt accompagnée de compréhension, si cette lecture n'avait pas été suivie d'un intime bouleversement, d'une totale transformation.

Comprendre Rilke, c'était aussi, c'était enfin se comprendre. Entrer dans son oeuvre c'était aussi entrer en soi, c'était gagner ses propres espaces, le large de sa vie… De toute vie. Je cessai dès lors de m'étonner du peu de crédit qui lui est fait, même par ceux qui si aisément en discutent: Rilke restera étranger à l'homme tant que l'homme sera pour lui-même un étranger, tant qu'il se camouflera derrière toutes les étiquettes qui le voilent à sa propre vue et l'empêchent de se découvrir.

Un jour enfin, la question qui longtemps m'avait obsédée livra d'elle-même sa réponse. Réponse simple, évidente, lumineuse: dans les lettres à un jeune poète, ainsi que dans toutes les oeuvres majeures du poète, ce n'était plus un moi qui s'exprimait. Ces oeuvres étaient frappées du sceau de l'impersonnalité.

L'oeuvre et l'homme, ici — selon le mot de Bernard Grasset — n'avaient qu'un seul coeur.

L'oeuvre était un acte complet. Un acte parfait.

Et tel fut Rilke en effet: sans brisure, sans faille. Réalisant son unicité en toute chose, en tout instant. Il tenait pour suspect pernicieux, et impur, tout sentiment qui morcèle, tout désir où notre être ne se déverse pas entièrement. Il tenait pour bonne et fertilisante toute chose qui nous résume et nous contient dans son intégrité.



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Un jour pourtant il me fallut bien rectifier cela que j'avais pensé à son sujet. Rilke n'était pas cet être unique où les facultés humaines, jusqu'ici fragmentées, trouvaient leur équilibre, leur harmonie, leur fusion.

Il y en avait, tout au moins, un autre… Un autre qui avait atteint, dans une libération totale, dans une révolution complète de son être, aux rives encore ignorées de l'humain. Un autre qui par le fait même de sa naissance, de son extraordinaire destin, des espoirs en lui investis par une foule déjà prosternée à ses pieds, déjà béatement adorante, avait peut-être brisé avec plus d'éclat encore, plus de force, plus d'audace, plus de lucidité, la gêole de son moi.

C'était Krishnamurti.



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Tel est l'abîme qui sépare un tel message (et ici nous pensons aux messages frères de Rilke et de Krishnamurti) de tous les autres.

Alors que ceux-ci nous proposent ou nous imposent toujours un objet d'adoration ou de méditation; alors qu'ils ajoutent des étages aux édifices déjà existants, et menacent ainsi un peu plus leur équilibre déjà si compromis — celui-là ne veut que défricher et faire table rase de tout acquis. Tandis que ceux-ci faussent notre libre recherche en lui assignant aussitôt un but, celui-là proclame: « Un but est toujours la projection du moi. C'est donc une barrière entre vous et les autres, entre la vérité et vous. »



 ✻ 



L'identité des messages de Rilke et de Krishnamurti est souvent étonnante. En voici quelques exemples:

KRISNAMURTI: — Vous voulez connaître Dieu parce que vous avez perdu le chant de votre coeur.

RILKE: — En chantant de plus en plus, monte… Remonte en célébrant dans le rapport pur.

K.: — Il n'existe rien que l'on puisse appeler un idéal parce que ce ne serait qu'un accomplissement. La beauté n'est pas un accomplissement. C'est la réalité de maintenant, pas celle de demain.

R.: — Plus d'attente d'un au-delà, plus d'inutiles regards perdus… mais seulement l'ardent désir de s'exercer aux choses terrestres, en se faisant leur serviteur.

K.: — Nous voulons un Oui ou un Non parce que nos esprits sont petits. Ce qui peut être conclu, n'est pas la vérité.

R.: — Cela m'aurait paru une outrecuidance insensée (non ce n'est pas le terme exact) cela m'eût paru le plus grand péché que de penser: Il existe, comme si je l'avais, ce faisant, forcé d'exister en moi [1].



 ✻ 



Les exemples qui vont suivre sont encore plus éloquents, peut-être par la ressemblance des termes employés, de la tournure de la phrase et de la pensée. On verra comment les voix de deux êtres complètement ou presque inconditionnés, dégagés de leur moi, se confondent au point que lorsque l'une s'élève, l'autre aussitôt lui fait écho.

KRISNAMURTI: — Considérez tous les artistes, ils devraient être anonymes, détachés de tout ce qu'ils créeent.

RILKE: — Combien l'ignorance de ce que j'ai fait m'est naturelle et chère!

K.: — Il faut être détaché de tout et cependant tout aimer.

R.: — « Devance tous les adieux, comme s'ils étaient derrière toi! »

K.: — Le passé contamine le présent.

R.: — Le jardin commençait… Mais vous, vous y entraîniez l'hiver et l'année passée… Pour vous, c'était tout au plus une suite…

K.: — La vie impersonnelle n'a jamais cessé d'être une force d'éclatement, emprisonnée dans la conscience du moi.

R.: —

« Aux… réserves de la nature, à ses sommes
[ineffables »
« ajoute-toi en jubilant… — et détruis le nombre ».

K.: — Ce n'est pas en élevant des églises que vous obtiendrez la compréhension et la tranquillité intérieures.

R.: —

« Il n'y aura plus d'églises qui retiennent Dieu
[comme un fuyard
« et qui le plaignent
« ainsi qu'un animal pris au piège. »

K.: — De même que vous ne désirez pas changer une forme ravissante, la lumière d'un coucher de soleil, la vision d'un arbre dans un champ, ainsi ne mettez pas obstacle au mouvement de la douleur. Laissez-la mûrir.

R.: — Si notre regard portait au-delà des limites de la connaissance, et même plus loin que le halo de nos pressentiments, peut-être recueillerions-nous avec plus de confiance encore nos tristesses ou nos joies.

Et:

« Tu te plaignais? Qu'était-ce?
« Une baie de jubilation tombée…
« Pas mûre encore! »

(à remarquer ici le laissez-là mûrir » de Krishnamurti et le dernier vers rilkéen: « pas mûre encore »).

KRISNAMURTI: — Pour moi, le problème sexuel n'existe pas.

RILKE: — La volupté de la chair est une chose de la vie des sens au même titre que le regard pur, que la pure saveur d'un beau fruit sur notre langue.

K.: — Une de ces façons est de vivre la vie de chacun et, regardant par les yeux de chaque homme qui passe, en éprouver sa souffrance et ses plaisirs.

R.: — O mes amis! Je ne renie aucun de vous, ni même ce passant…

K.: — Chacun doit apprendre à se délivrer par lui-même.

R.: — Vous ne pourrez plus violemment troubler votre évolution qu'en dirigeant votre regard au dehors, qu'en attendant du dehors des réponses que seul votre sentiment le plus intime, à l'heure la plus silencieuse, saura peut-être vous donner.

K.: — Tant que vous poursuivez la vertu, vous ne comprenez pas l'infini.

R.: — Si souvent c'est le seul nom de vice qui brise une vie, et non la chose elle-même qui, elle, n'a pas de nom, qui peut même répondre à une nécessité et trouver facilement place dans une vie.

K.: — Creusons profondément en nous-mêmes et soyons immobiles: c'est en cette immobilité disponible qu'est la compréhension.

R.: — Plus nous sommes immobiles, patients et recueillis… plus l'inconnu pénètre efficacement en nous.

K.: — La vie ne s'opposera plus à la mort, et la mort ne sera plus un obscurcissement à la vie.

R.: — Cette vie que l'on appelle imaginaire, ce monde prétendu « surnaturel », la mort, toutes ces choses nous sont au fond consubstantielles…

K.: — Je ne veux pas être pris en des frontières. Je ne veux pas être limité. Vous ne pouvez pas enchaîner l'air.

R.: —

« Ma vie… mais qui la dirait mienne me priverait — Car elle est infinie. »

K.: — Si vous avez le courage d'inviter le doute, vous ne serez plus des disciples d'individus comme vous l'êtes à présent, mais des disciples de la vérité.

R.: — Efforcez-vous d'aimer vos questions elles-mêmes. Ne vivez pour l'instant que vos questions.

K.: — La peur surgit lorsque l'on a des recoins obscurs dans l'esprit et le coeur, où l'on conserve des problèmes que l'on n'a pas résolus.

R.: — Nos peurs ne sont peut-être que des joies que l'on n'a pas entièrement parcourues.

K.: — La civilisation moderne vous offre cette évasion. Toute notre culture est basée sur cette évasion.

R.: — Canots, bouées, ceintures de sauvetage, la société offre là tous les moyens d'échapper.

K.: — Vous priez parce qu'il y de la peur en vous.

R.: —

« Si c'est un dieu qui nous défait, obéissons:
« Il saura recréer. Qu'il nous détruise.

et:

« Pour trouver Dieu, il faut être heureux
Car ceux qui par détresse l'inventent
Vont trop vite, et cherchent trop peu. »

Enfin, l'éternel présent de Krishnamurti, est-il autre chose que l' ouvert évoqué par le poète?



 ✻ 



L'un dans la langue claire et précise du psychologue, l'autre en termes de poésie, Krishnamurti et Rilke ont traduit la même expérience. L'un et l'autre ont approché négativement la vérité. En l'un et l'autre, l'intelligence du moi, l'intelligence auto-protectrice assoiffée de survie et d'immortalité qui continue à duper tous les hommes, a fait place à la véritable intelligence: celle-là seule qui sait discerner la vérité de l'illusoire et appréhender le Réel.

Qui donc, excepté ces deux voyageurs, a ainsi réellement exploré l'inconnu et, sauf de lui-même, ne l'a pas confondu avec les projections de son esprit, les innombrables confections de son moi?

Car enfin, qu'un explorateur revienne d'un pays ignoré et dise: « Voilà ce que j'ai découvert! » cela laisse encore la porte ouverte au doute… Mais qu'un autre survienne, qui n'a jamais entendu parler du premier et vous fasse le même récit: quelle conclusion en tirerez-vous?

Geneviève MURRIAUX.


Il faut que tout soit rangé à un poil près dans un ordre fulminant.

—Antonin Artaud.


Notes et références

  1. Sans l’y adjoindre formellement on peut remarquer, non pas dans quelques lignes isolées de D.-H. Lawrence, mais dans la totalité de son oeuvre, une prédication parallèle:
    « De nos jours les hommes ne risquent ni leur sang ni leurs tripes. Ils s’en vont protégés par l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes. Quoi qu’ils fassent, ils demeurent enfermés dans leur conscience individuelle comme dans une cuirasse. Pas un instant leur moi corporel, inconnu, ne se trouve démasqué. Toujours, l’ego connu, l’ego conscient demeure le seul protagoniste. Et l’être obscur, caché dans le mystérieux labyrinthe du corps, reste enfermé dans la cuirasse d’un lâche refoulement. — Les hommes se marient et tous les adultères proviennent du cerveau. Tout ce qui leur arrive, toutes leurs réactions, toutes leurs expériences ne se passent que dans le cerveau. A l’homme inconnu qu’ils portent en eux, rien n’arrive. Il demeure enfoui sous sa cuirasse de peur d’être blessé ou de blesser les autres. Et à l’intérieur de cette cuirasse, il devient fou. » (Trad. Thérèse Aubray). N. D. L. R.


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