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Fernand Tourret

FONCTION DE L'ANNONCIATEUR

Extrait du n° 36-37 de la revue La Tour de Feu (Printemps 1952).


NOUS commençons à savoir de quoi sont faites les religions. Nous y avons mis le temps. Mais n'est-ce pas trop de quelques dizaines de millénaires pour définir un phénomène qui saisit l'homme depuis la conjonction biologique qui va le faire et enveloppe encore son cadavre, jusqu'au plus petit ossement reconnu dans la terre ? Il a fallu s'en extraire pour les voir, les contempler, retrouver celles qui ont disparu, examiner celles qui végètent ou prolifèrent. Il a fallu échapper aux définitions qu'elles donnent d'elles-mêmes. Ce fut le plus difficile.

Elles aident l'homme, c'est certain. Pour ce que l'éternel mineur serait incapable de vivre à deux ou trois ou davantage, s'il n'y avait pas de règle établie pour tout ce qui dépasse le volume d'un corps couché. Debout, il faut déjà des usages préexistants. Dès qu'on est dans la rue on doit en accepter d'autres plus nombreux.

Je ne connais guère qu'une antienne qui dise cela en bons termes :

« Bâton des aveugles! Béquille
Des vieilles! Bras des nouveaux-nés
Parente des abandonnés
Reposoir de la femme veuve
Médaille de cuivre effacé
Guy sacré, Trèfle quatre-feuille
Dame bonne en mer et sur terre
Dans la tempête ou dans la guerre... »

Comment s'en arracher, puisqu'Elle promet l'avenir pour peu qu'on veuille lui accorder son amour ? C'est que nous ne voulons pas rester petit enfant ; et d'ailleurs on nous oblige à jouer très souvent un jeu d'adultes. Et puis l'enfant finit par dépecer le jouet le mieux aimé. C'est ainsi qu'il est déjà un homme en devenir. D'autres jouets viendront qui seront aussi dépecées, jusqu'aux jours des sénilités quiètes, où il accumulera en vitrine cent jouets, content du nombre, croyant savoir comme ils sont faits.

Les principes des religions sont la promesse temporelle du devenir et le rite qui doit payer ce devenir. La religion organise le temps social. Elle en a la clef : le programme s'effectue selon les normes qu'elle trace. Elle ne demande que la créance et l'observance d'une gesticulation particulière du corps et de l'esprit, et des objets bizarres en assez grand nombre. On y plie l'enfant à la longue ; on y soumet le cadavre, c'est toujours facile.

De bonne foi les religions se disent éternelles, malgré qu'elles aient été substituées à d'autres, et qu'elles voient disparaître certains aspects de leur puissance.

Ce qui demeure d'elles, c'est toujours, l'affirmation que la nécessité subsiste du rite par lequel elles ouvrent les portes de l'avenir. Un transfert de pouvoir passe au civil, au militaire, au laïc telle fonction du prêtre, et cléricalisent ces naïfs à leur insu.

Le témoignage, fonction principale de la cléricature passe du registre frappé de la croix à celui qu'ornent des faisceaux de licteurs ou des lettres onciales. L'avenir meilleur est aussi promis (à peine différent) par l'élu en veston qui proclame à la tribune rituelle comme hier on proclamait à la chaire, avant-hier à l'ambon.

Rien ne se perd, ni de la fonction ni de la Gesticulation consacrée. La religion permane, distribuant la promesse, exigeant la confiance et le respect, aujourd'hui comme dans ces sociétés anciennes dont on nous rabat les oreilles en bien ou en mal.

Partout des prêtres, et partout des insignes. La promesse est vaine. On le sait. Reste le rite qui rassure encore et nous lie pour cette démarche que nous ferons jusqu'à la mort.

(Ici le chat vient de me sauter sur l'épaule, et je pense que les animaux aussi ont des rites. Si la première fois je l'avais chassé, il n'accomplirait pas cette opération qui est liée sans doute dans son esprit de chat à une espérance, un résultat possible, statistiquement établi.)

Pourquoi parmi tant d'objets fabriqués, de gestes renouvelés, le groupe humain fait-il un choix et, rejetant dans l'article quotidien la plupart d'entre eux, en garde-t-il quelques-uns qu'il affecte de ritualité ? Un point, d'abord, doit être mis en lumière ; c'est l'origine matérielle : on n'invente pas le rite. L'objet et le geste ritualisé ont toujours eu une réalité technique à l'origine. Leur invention les place d'emblée dans la nécessité physique. Les esquisses qu'en font les inventeurs, les formes dans lesquelles elles se stabilisent d'abord sont nécessaires, déterminées par une utilité ; elles résolvent un problème technique localisé.

L'épée de l'officier, la croix du prêtre catholique, la faucille et le marteau du soviétique, la svastika du brahme ou de l'hitlérien, la monnaie de bronze, le bâton du maréchal d'armées, le maillet du vénérable, l'écu du gentilhomme ont été des objets d'usage, des outils.

Ainsi ont été nécessaires et immédiatement actifs les gestes rituels que nous voyons faire, que nous faisons, qui nous font encore un effet moral ou qui nous semblent nécessaires, consacrés par l'usage, polis et insignifiants : la poignée de main, l'élévation du vase de gloire, le baiser d'amitié, le salut du chapeau, l'usage des cache sexes sur les plages ou au théâtre.

Ce choix est-il donc si mystérieux ? Ce qui demeure, c'est tout ce qui rassure, ce qui groupe, ce qui est commun, ce qui lie, ce qui entraîne, ce qui suggère à tous. Le geste et l'objet qui ont promu le groupe, l'ont organisé, amélioré, pourvu, lui ont accordé de durer, de subsister, ont inauguré, transmis, signifié la quiétude, l'assurance, l'existence de la communauté : ils incarnent la durée du groupe.

Voilà pourquoi les religions, les factions et les partis politiques, les groupes culturels et économiques, qui sont les formes les plus stables ou les plus spiritualisées des sacrés collectifs différenciés utilisent les rites, les gardent, les transmettent, en imposent l'observance, en conservent les formes.

Mais ils les accumulent... Il leur est aussi impossible de les abandonner que de les créer. Ils les reçoivent de l'ouvrier ; mais ils interdisent que personne puisse les abolir, pas même l'ouvrier, encore moins le prêtre, secret ou démontré par le costume. On n'en connaît plus le sens. L'usage primitif est trop lointain et l'évolution en a parfois modifié les apparences. Qui reconnaîtrait la manducation dans le baiser ?

Victime satisfaite ou réticente, plus rarement révoltée, la créature humaine transporte un fardeau inutile qui s'alourdit à chaque pas. Si je ne donne au boulanger ces rondelles de métal que le prince a frappées de son effigie, je ne puis prendre le pain. « Ce chien est à moi... », disait un pauvre enfant ; et nous disons tous la même chose : la Victoire de Samothrace qui est quelque part à Paris, appartient pour une quarante-millionième partie à Jean-Marie, l'idiot de mon village ; c'est affirmé sur les affiches. C'est écrit dans le texte liminaire de nos constitutions.

On pouvait croire que l'ouvrier viendrait bousculer les rites. Les contraintes que lui avait imposé le 19e siècle en le mettant au service d'un système d'expansion économique grossièrement arithmétique avaient accumulé une force explosive. Il n'a pu s'en servir qu'en organisant son système, en le constituant en religion. Il vient aujourd'hui nous offrir (nous imposer lorsqu'il peut) sa libération conditionnelle : nous subirons son rituel substitué à l'ancien. Déjà l'outil du forgeron et celui du moissonneur ne sont plus que des images à graver aux frontons en place des aigles et des croix.

Les révolutions nous dupent autant que les avènements cérémoniels. Ne sont-elles pas devenues des rites, depuis deux-cents ans qu'on les fait alternativement aux années jubilaires ?

Voici venir l'homme qui dit : « Je ne sais pas de quoi demain sera fait ! » Son intemporalité est telle qu'il échappe même à ce présent acquis pour tous, semble-t-il, qui est le soir du jour levé. Le passé ne lui sert même pas d'exemple, ni pour condamner, ni pour absoudre ; encore moins pour promettre. L'avenir lui est inconnu ; et il le dit.

C'est sans doute de cela que nous avions besoin, puisque chaque fois qu'il vient dire cela on revient pour l'entendre le dire. Un instant, dans cette foule qui ploie sous le faix des rites, une abolition s'effectue, l'épée n'est plus un insigne : c'est un outil pour percer la matière vivante et en arracher la vie ; toute son évolution vers le rite honorable est abolie.

Les religions seront-elles vaincues, et l'homme libéré pour un temps, avec l'exemple étonnant qui peut en demeurer ? C'est possible. Je n'en sais rien, lui non plus. Il ne promet rien, ni pour demain, ni pour ce soir. L'instant lui échappe consciemment ; et davantage : volontairement. J'en subis l'effet si net, si présent, si actif, que je ne retrouve plus pour lui répondre que de vieux gestes très oubliés ; et celui-là atrocement rituel : je voudrais contre son gré m'agenouiller et baiser la trace de ses pas.

Fernand TOURRET.  


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